jeudi 20 décembre 2007

LE CROCHET DE GAUCHE

La réalité, souvent, dépasse la fiction... Oui, Gibus, McPhee, je ne le sais que trop bien, mon introduction frise le cliché, vous avez lu plus original! Lisez-moi bien, tout de même! Je vous laisserai conclure.

Un mercredi matin. Bloc opératoire de l'Hôtel-Dieu St-Vallier. Salle 2. Celle qu'entre toutes je préfère. Car c'est là que les vieux chirurgiens chicoutimimens m'ont laissé grimper sur leurs épaules; c'est là qu'ils m'ont légué tous leurs trucs. Le ventre de ma patiente est ouvert: j'ai complètement oublié l'objet de la chirurgie. Vous comprendrez sans doute pourquoi quand j'aurai terminé mon récit. Mon assistant chirurgical est un homme. Je n'en dirai pas plus, car je crois qu'il est encore vivant. Les assistants chirurgicaux ne sont pas légion en province, dans une ville comme Chicoutimi. Je dirais même plus: ce n'est pas un poste recherché. J'avais dû me contenter depuis plus d'un an de ce chirurgien "tabletté" qui devait s'adonner à l'assistance pour gagner sa vie. Ce n'était pas le Pérou, je vous le jure. Il était incapable de se concentrer, tenait mal les écarteurs, tremblait comme une feuille sous la brise, parlait haut et fort, de n'importe quoi et surtout de sexe, de manière indélicate, intempestive et inappropriée. Il devait penser que Viser bas, c'est viser juste! J'essayais tant bien que mal de tenir le gouvernail, d'aiguiller vers le haut-de-gamme ses sujets de conversation, avec peu de succès. Certes, j'aurais pu le congédier; plusieurs me l'avaient conseillé. Je m'étais dit que chacun doit porter une croix dans sa vie et qu'endurer cet assistant serait la mienne. Il pourrait ainsi finir sa vie honorablement et se payer quelques douceurs.

Ce matin-là, mon assistant était particulièrement volubile. Il opinait sur tout, enterrait toutes les conversations de sa voix d'outre-tombe. Moi, j'opérais tout doucement, lentement, comme je l'ai toujours fait, peu attentif aux élucubrations de mon hurluberlu. N'aperçoit-il pas, au-dessus du champ anesthésique une jeune étudiante d'à peine vingt ans, belle comme une déesse, des yeux qui vous font faire le tour du monde. Il se met aussitôt, sans pudeur aucune, à lui faire la cour, par champ opératoire interposé, d'une façon si inconsidérée, que tout le monde dans ma salle est mal à l'aise, en commençant par la jeune fille.

-Laisse-là donc tranquille! badiné-je en direction de mon Roméo. Comment peux-tu penser qu'elle puisse s'intéresser à un dinosaure comme toi?

Je badinais réellement, espérant par surcroît mettre un frein à ce spectacle peu relevé.

Roméo avait lâché ses écarteurs! Je ne pouvais plus opérer. Je lui demandai donc:
-Pourrais-tu, s'il te plaît, replacer tes écarteurs?

C'est à cet instant précis qu'il dégaina son crochet de gauche. Je ne le vis jamais venir. Par-dessus le ventre ouvert de la patiente. Il m'atteignit sur la joue droite, sans réellement me faire de mal.
-Ca fait un mois que tu m'écoeures, Delhorno, j'ai mon voyage!

Ce furent les seules paroles qu'il sut dire. Il se déganta et s'enfuit du bloc, de l'hôpital, de mon univers. Tous ceux qui orbitaient autour de la malade restèrent figés, moi le premier. Je me rappelle très bien avoir ainsi cogité:
-Faut-il que je pleure? Je n'ai pas de mal. Faut-il que j'arrête d'opérer? Non, je puis fermer cet abdomen sans problème. Faut-il que je cesse d'opérer pour la journée. Non, je me sens très bien.
Le personnel s'enquit de ma personne: je n'avais rien à dire. Je me souviens très bien avoir alors remercié le ciel de m'avoir débarassé de cette nuisance qu'avait été Roméo. Les dieux, sans nul doute, avait noté le calvaire que j'endurais et avaient réglé mon problème. La porte de la salle s'ouvrit alors:
-Claudio, les autorités du bloc m'ont demandé de venir t'aider!
-Ca me fait grand plaisir! Viens-t-en!
Elle était la meilleure assistante chirurgicale au nord du Rio Grande. Il y avait des années que je souhaitais sa venue dans ma vie de chirurgien. C'était toujours impossible.

Je portai plainte contre Roméo. A la police de Chicoutimi, au Collège des Médecins, au Conseil des Médecins et Dentistes. Les semaines passèrent... Quelques mois plus tard, je reçus un appel téléphonique inopiné d'une psychiâtre de l'autre côté de la rivière. Schizophrénie, depuis plus de trente années, ce qui expliquait bien des choses: l'arrêt de la chirurgie, les propos inappropriés, la vie en marge... Quelques semaines avant le mercredi du crochet de gauche, il avait abandonné sa médication. Je me souvins alors que mon personnel avait noté durant ces quelques semaines qu'il "empirait".

-Le matin du crochet de gauche, Claudio, il était en plein délire paranoïaque!

Le Procureur de la Couronne, le Président du Conseil des Médecins et Dentistes ainsi qu'un Apparatchik du Collège me contactèrent: il fallait que je mette fin aux plaintes pour cause de... Je m'inclinai.

Non, je ne souffre pas de séquelles d'importance. Je n'ai pas vécu le syndrome de stress post-traumatique. La seule anomalie que j'aie notée, elle survient le mercredi matin quand mon assistante se pointe dans ma salle. Derrière mon masque, béatement, je me mets à sourire et mon cerveau se dit à lui-même:
-ELLE VALAIT BIEN UN CROCHET DU GAUCHE.

Concluez donc, Gibus et McPherson!

DELHORNO

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