lundi 17 décembre 2007

CONTE DE NOEL

23 décembre 2000. Roland Tremblay enleva ses gants de chirurgien ainsi que sa blouse. Il signa le relevé opératoire, le compte-rendu pathologique et, lourdement, alla quérir le dossier, qui dormait sur la table de l'anesthésiste... Il se sentait fatigué. Vingt-cinq ans plus tôt, il était arrivé jeune et fringant à l'Hôtel-Dieu St-Vallier.
-Le temps m'a rattrappé, pensait-il.
Il rédigea ses ordonnances et se dit qu'il irait trouver sa femme à la maison. Ils allumeraient un feu de foyer, mangeraient un peu et se prépareraient à accueillir les enfants, qui, à Québec, Montréal et Sherbrooke, s'essayaient à voler de leurs propres ailes. Comme il revêtait ses habits de rue, une voix qu'il détesta grésilla dans le système sonore du vestiaire:
-Le docteur Roland Tremblay est demandé urgemment dans la salle six!

Roland Tremblay était le chef du service de chirurgie digestive de l'Hôtel-Dieu Saint-Vallier, depuis plus de cinq ans alors. La dernière année avait été pénible. La Régie Régionale avait imposé une fusion des services chirurgicaux des hôpitaux de Jonquière et de Chicoutimi. Il s'était opposé à ce mariage qui lui rappelait la fable du Pot de Terre et du Pot de Fer... Il n'avait jamais pu divulguer publiquement les véritables motifs qui lui faisaient rejeter une telle union... Il avait dû affronter l'opprobre de l'opinion publique, les vociférations des syndicats jonquiérois et le mépris non-déguisé des apparatchiks de l'Hôpital de Jonquière. Il se sentait si fatigué...

Il remit son habit vert, se rendit dans l'antichambre de la salle six, attacha son masque et se lava les mains, machinalement, consciencieusement, comme il l'avait fait les trente dernières années. La porte adjacente s'ouvrit tout doucement: Louise Brind'Amour, la responsable de la salle, vint lui susurrer:
-Docteur Tremblay, c'est docteur Savard qui vous a fait venir. Il terminait une cholécystectomie laparoscopique, il avait l'air au-dessus de ses affaires, blaguait avec le personnel et... tout à coup, il se rendit compte qu'il avait sectionné le cholédoque.
-Es-tu certaine de ça, Louise?
-C'est ce que l'anesthésiste a vu sur l'écran, en tout cas!

Roland Tremblay se mit à blasphémer intérieurement
-Encore un après-midi de congé de sauté, maudit cr.... de câ... de tabarn...

Ce Savard était l'un de ces chirurgiens jonquiérois que Tremblay avait dû accepter contre son gré. S'était entraîné dans un hôpital universitaire de Montréal, où il avait pratiqué quelques mois. S'était ensuite exilé dans un bleb du Témiscaminque, où son séjour n'avait pas duré, pour des raisons jamais divulguées. Avait ensuite travaillé en Gaspésie, puis sur la Côte Nord et , finalement, avait abouti à Jonquière, où on le présentait comme le sauveur du bloc opératoire. Tremblay l'avait vu opérer un soir de novembre, quelques semaines auparavant: Savard était un maladroit, un intempestif, qui opérait comme une charrue John Deere. Il arrachait tout! Tremblay l'avait vu déchirer un uretère ce soir-là et lui avait enlevé les ciseaux des mains. L'haleine de Savard, ce soir-là, sentait le Bordeaux.

La bourde n'était pas qu'une bourde: c'était une réelle catastrophe. Tremblay se dit qu'il était bien vrai que la réalité dépasse la fiction. Savard avait sectionné le cholédoque tout près du duodénum, pensant qu'il avait affaire à un canal cystique bas implanté; puis il avait sectionné le canal hépatique commun tout près du hile hépatique, pour une raison indéterminable. Finalement, il avait mépris l'artère hépatique droite pour l'artère cystique et l'avait donc ligaturée à la bifurcation. Le foie n'était donc plus irrigué que par l'artère hépatique gauche... Il fallait pratiquer une anastomose jéjunohépatique haut située dans le hile... Tremblay ne se sentait pas la force d'entamer une chirurgie de quelques heures, d'autant plus qu'il ne l'avait jamais faite auparavant. Comment s'en sortir? Il se déganta et invita Savard à le suivre au salon des chirurgiens. La conjoncture n'était point propice à l'engueulade, aussi se tut-il. La patiente n'avait pas quarante ans, mère de quatre enfants.

-C'est un tel accident chirurgical qui avait mis fin à la carrière politique du premier ministre britannique Anthony Eden, se rappela Tremblay.

-Ecoute, Maurice, je ne me sens pas la force d'entreprendre un tel chantier. D'autre part, mal faite, cette opération risque de briser la vie de cette madame et de cette famille. Deux options, à mon avis, se présentent: soit transférer la patiente à l'Hôpital St-Luc à Montréal, soit faire venir ici l'un des chirurgiens biliaires de cet hôpital. La deuxième option, Tremblay ne voulait pas y croire. Les chirurgiens des gros hôpitaux universitaires sont souvent des prima donna qui lèvent le nez sur les collègues de province. Quelques années auparavant, il avait avait invité un chirurgien de l'Hôtel-Dieu de Montréal à venir pratiquer une surrénalectomie laparoscopique à Chicoutimi: il avait été éconduit prestement et s'était juré qu'on ne l'y reprendrait plus.

Savard ne dit mot. Tremblay prit le téléphone, appela à St-Luc et demanda à parler à Antoine Guillemette, qu'il connaissait bien. Celui-ci répondit aussitôt. Tremblay lui expliqua. Guillemette avait tout compris:
-Je me rends à Dorval tout de suite. Réserve-moi un siège sur le vol Montréal-Bagotville qui part à 16 heures!

Tremblay savait ce qu'il lui fallait faire. Il appela aussitôt Phonsine Nadon de l'Agence de Voyages Tournesol, une "p'tite vite" qu'il connaissait bien. Aussitôt dit, aussitôt fait. Guillemette arriverait à Dorval, une place l'attendrait sur le vol 3268 d'Air Canada.

A 17hi5, Roland Tremblay vit sortir Antoine Guillemette de l'entrée principale de l'aéroport de Bagotville. Ironie du sort, Tremblay conduisait un minivan rouge, rouge comme Noël, pensait-il, et voilà mon père Noël! Il cueillit le chirurgien montréalais, le déposa devant l'Hôtel-Dieu St-Vallier, où Savard l'attendait.

Madame Gabrielle Morin fut opérée par un artiste de fort calibre. Savard tenait les écarteurs et Roland Tremblay observait, succionnant de temps en temps. L'artère hépatique ne put être réparée; ils savaient cependant qu'une ligature d'une des deux artères hépatiques n'est pas léthale et est bien tolérée, habituellement, par les patients. L'anastomose hépaticojéjunale fut confectionnée parfaitement.

Trois heures plus tard, dans la vieille salle du restaurant Chez Georges, rue Racine, à Chicoutimi, les fêtards de Noël pouvaient observer un trio disparate et inhabituel. Certes, Roland Tremblay n'était pas un inconnu en ce lieu.
-Qui sont ces deux étrangers qui mangent du filet mignon avec docteur Tremblay?

Gabrielle Morin, comme si rien n'était arrivé, se rétablit rapidement de son opération. On ne sut jamais si Maurice Savard lui avait expliqué ce qui s'était passé. Les infirmières chuchotaient dans le couloir que madame Morin demandait pourquoi son opération avait duré si longtemps, pourquoi ne l'avait-on pas retournée à la maison le même jour, pourquoi...

Le 24 décembre au matin, un minivan rouge, rouge comme l'habit du Père Noël, se gara devant l'Hôtel Montagnais, boulevard Talbot. Il était six heures moins quart. Un quidam s'engouffra dans le minivan rouge, qui repartit sur-le-champ vers l'aéroport de Bagotville. Le même quidam embarqua sur le vol 3269 d'Air Canada Bagotville-Montréal/Dorval.

Le conducteur du minivan rouge reprit le chemin de Chicoutimi.


Delhorno

1 commentaire:

Guy Sarrazin a dit…

Désinvolture!

Un soir de janvier 1997, il neige sur Montréal. Le temps est doux. Je viens de quitter pour la dernière fois le bureau que j'avais occupé chez Reynolds jusqu'à ce que mon poste soit aboli. Je marche avenue du Président-Kennedy. Je me sens libre, léger!

Tous mes meilleurs voeux t'accompagnent.