lundi 29 septembre 2008

REPARTIR SOUS D'AUTRES CIEUX

Gibus, McPherson, il me faut cesser d'en découdre avec vous. Ne point vous offusquer. J'ai dû changer de fournisseur internet. Par crainte de tout perdre ce que je vous ai écrit depuis septembre 2007, je mets fin à ce blogue -j'ai pris soin de tout imprimer- et je sévirai ailleurs.
Rejoignez-moi à claudedufour.blogspot.com. Mon nouveau blogue s'intitule:
ON NE PEUT PAS ETRE HEUREUX TOUT LE TEMPS.

VIVEVALEQUE
Delhorno

dimanche 14 septembre 2008

LA DROITE ET LA GAUCHE

Il est de bon ton dans les médias de fustiger ceux qui sont réputés "de droite". Duceppe, Landry, Léonard n'ont pas manqué d'estamper Jacques Brassard. "Il était de droite quand il était au gouvernement, il l'est plus encore." Pourtant, Brassard n'a pas dit grand'chose... Il s'est opposé aux tactiques du Bloc. Etre de droite, selon plusieurs, c'est être proche parent de Pinochet, de Bush et des dictateurs ibériques. Etre à droite, c'est être méprisé par ceux qui sont à gauche... c'est... avoir tort, c'est raisonner tout croche.
Mais qu'est-ce qu'être à gauche? C'est probablement s'identifier plus ou moins à Lénine, Trotsky et Josef Stalin, qui eux aussi ont les mains pleines de sang... La gauche à la soviétique -enlevons les purges et les meurtres- nous le savons, ça ne fonctionne pas. Pas plus que la droite à la Pinochet! Une certaine gauche est certainement tout aussi méprisable qu'une certaine droite.
Quelques adages...
1. Quiconque n'est pas socialiste à 20 ans n'a pas de coeur; s'il l'est encore à trente ans, il est con!
2. Quand les capitalistes sont au pouvoir, le peuple a plus de voitures; quand les socialistes dirigent, le peuple a davantage de stationnements. W. Churchill
3. Christophe Colomb est le premier socialiste: il ignorait où il était, ne savait pas où il s'en allait et faisait tout ça aux frais des contribuables. W. Churchill

Mon point? La vérité, comme la vertu, se situe dans un certain milieu, le centre, d'où l'on peut osciller tantôt vers la droite, tantôt vers la gauche, selon les enjeux. Si être de gauche, ça veut dire laisser les autres travailler à sa place et jouir des fruits de leur labeur, eh bien! je suis à droite. Si, être à droite, ça veut dire nier l'avortement, extorquer les travailleurs, mépriser les femmes, eh bien! je suis de gauche. Souvent, on peut être de gauche et de droite en même temps et... ce n'est pas du tout méprisable!
Delhorno

vendredi 12 septembre 2008

LA SOEUR DU BON-PASTEUR

L'infirmière-responsable de l'infirmerie des Soeurs du Bon-Pasteur demanda à me parler:
-Nous avons ici une soeur de Chapais qui s'est présentée avec une grosseur au sein. Quand pourriez-vous la voir?
-Qu'elle vienne immédiatement, je suis libre.

Elle avait attendu un peu trop longtemps... Ce cancer avait crû démesurément... Je dus lui proposer l'ablation totale du sein. Soixante-quinze ans. Elle accusa le coup sans défaillir.
-Quand?
-La semaine prochaine?
-OK.
Intervention presque parfaite. Quelques semaines à l'infirmerie des soeurs et elle s'en retourna à Chapais. Je ne pus l'oublier. Elle me parlait avec une douceur qui m'était presque thérapeutique, alors que c'était elle, la malade. Pas de hargne, pas de rancoeur, aucune amertume. Je me dis que j'avais une sainte devant moi.
Quelques années passèrent. Ce printemps-là, la Commission des Lésions Professionnelles me commissionna d'aller à Chibougamau pour régler certain problème. Chapais est un petit village forestier situé pas très loin de Chibougamau et je me pris à penser que j'avais l'embelle de remplir la promesse faite à ma vieille soeur d'aller la visiter un jour. On a peine à croire souvent à ces promesses avancées sur le coup de l'impulsion de l'instant...
Me voilà donc parti en auto vers l'ouest. Pays de l'épinette noire. Il y a encore beaucoup de neige dans les sous-bois. Beau soleil. Les gens de Chapais y sont venus pour travailler aux scieries qui y prospèrent. Voilà le village, tout à fait humble. Je me rends tout de suite à l'église, car je me souviens qu'elle m'avait dit résider dans un locale attenant à l'église. Maison tout aussi humble que le village... Je sonne à la porte... On vient me répondre:
-Puis-je rencontrer soeur UneTelle, que j'ai opérée il y a quelques années et à qui j'avais promis...
-Un instant, docteur!
Elle arrive prestement et, me reconnaissant, perd quasiment connaissance! Elle pense que je suis une apparition!
-Entrez Docteur! Elle me fera visiter son petit univers ultra-propre et tout simple. Elle m'offrira des carrés de sucre à la crème. Je m'informerai de sa santé. Elle me répondra avec douceur, cette même douceur qui m'avait fait sentir tout petit quelques années auparavant. Nous nous quitterons sur quelques sourires. Je me sentis bien sur le chemin du retour.

IL NE FAUT PAS REFUSER L'INSOLITE QUAND IL SE PRESENTE.

Delhorno

N.B. Faits rigoureusement exacts; les noms importants ont été changés.

dimanche 7 septembre 2008

LA FILLE DE LA COTE-NORD

Stage d'obstétrique, quatrième année de médecine. La faculté de médecine de Laval nous donnait cet entraînement à la Miséricorde, un petit hôpital situé sur la rue Saint-Jean, pas très loin de l'Hôpital du Saint-Sacrement. La Miséricorde accueillait exclusivement des filles-mères.

Il me faut, Gibus, McPherson, vous remettre en contexte, car je vous parle d'un temps qui n'existe plus. On se mariait, à cette époque, et on ne faisait des enfants que lorsqu'on était marié. La majorité des filles arrivaient vierges devant l'autel, et ce n'est que plus tard qu'on se marierait au Palais de Justice. Un opprobre planait sur les filles qui se faisaient engrosser sans être mariées: les familles déshonorées expédiaient leurs filles engrossées à Québec ou à Montréal, à la Miséricorde. Ces filles en avaient bien besoin de miséricorde... Elles cachaient dans la grande ville une grossesse honteuse; leurs mères balbutiaient que "Thérèse est allée relever sa grande soeur à Montréal" ou que "Mariange suivait un cours de secrétaire à Québec". Elles se faisaient accoucher par des étudiants de médecine de mon acabit, sans expérience, faut-il le dire. L'anesthésie prodiguée était primitive, selons les standards actuels: un masque par lequel un autre étudiant de quatrième année sans expérience laissait passer au jugé le gaz de l'oubli. La Miséricorde, ça n'existe plus aujourd'hui. On ne se marie guère, et l'état de virginité, ça ne dure pas très longtemps après la puberté, tant chez les filles que chez les garçons. Les parturientes accouchent dans les hôpitaux généraux, et la honte qui affligeait les filles-mères de mil neuf cent soixante-dix a été remplacée par une espèce de fierté que je ne saurais qualifier.

Ce vendredi-là, on m'avait chargé chargé de l'admission des nouvelles parturientes, lesquelles devaient accoucher incessamment. Ex-séminariste, produit des prêtres du Séminaire et des Frères des Ecoles Chrétiennes, je ne me rendais pas compte de mon extrême naïveté pour ce qui touche les grosses affaires de la vie. Je ne pouvais m'imaginer que ces filles de dix-huit ans avaient commis "cette erreur-là". Elles me faisaient pitié. Je ne pouvais comprendre non plus que des gars sains d'esprit leur avaient fait "ça". J'arrivai donc, mon sarrau fraîchement blanchi, un énormissime manuel d'obstétrique importé des Etats-Unis, et... cette candeur, ma candeur, d'ex-séminariste.

La séance allait rondement! Les patientes étaient jeunes, en bonne santé. Je palpais le ventre, écoutais le coeur foetal, posais deux ou trois questions, terminais sur quelques mots que j'estimais encourageants... As-tu déjà imaginé, Gibus, comment on peut encourager une fille de dix-huit ans qui est sur le point d'accoucher sans mari et de donner son enfant à des étrangers?

Jusqu'à cette dernière patiente, qui s'installa en pleurant sur ma table d'examen. Tout ne me sembla que détresse sur ce visage blême où je ne pouvais voir que deux grands yeux éplorés. Elle était un peu plus âgée que les autres. Vingt-trois ans. Elle pleurait tant. J'en fus bouleversé... Venait d'un bled de la Côte-Nord, les Escoumins, Forestville, Tadoussac, je ne me rappelle plus. Elle servait dans les bars. En était à sa deuxième grossesse, sans jamais avoir pu retenir le père de l'un ni celui de l'autre. Dieu qu'elle pleurait. Je conclus mon examen sans savoir que dire. Je retournai au Saguenay cette fin de semaine. Le lundi, on m'apprit qu'elle avait accouché d'un superbe petit garçon et que tout s'était bien passé. Je ne la revis plus jamais et oublai peu à peu cette histoire qui m'avait désemparé.

Mai mil neuf cent quatre-vingt-dix. Devenu chirurgien à Chicoutimi. Département Saint-Gabriel, où sont logés mes opérés. Début de soirée. Un petit local sombre, lumière jaunâtre, où nous menons les anamnèses et examens physiques préopératoires. Une quadragénaire de Forestville. Travaille CLSC. J'entame le questionnaire, machinalement. Problème de grosseur mammaire, pour laquelle une manoeuvre biopsique est péremptoire.
-Avez-vous des enfants?
-Deux grands garçons.
-Combien de grossesses?
-Deux.
-Que font-ils?
-Ils sont aux études, à l'université.
A cet instant précis, je regardai les yeux de ma patiente et une question irrépressible sortit de ma bouche:
-Où avez-vous accouché, Madame?
-A la Miséricorde de Québec, en 1968 et 1970.
-Vous souvenez-vous de l'étudiant en médecine qui fit l'histoire de votre cas le vendredi précédant votre dernier accouchement?
-Non.
-Eh bien! C'était moi, madame.
Je lui dis que j'avais reconnu ses yeux après tant d'années. Je lui rappelai qu'elle avait tant pleuré ce vendredi-là, qu'elle avait bouleversé l'ex-séminariste naïf que j'étais à l'époque, que son histoire m'était revenue à l'exact instant que j'avais reconnu ses yeux.
Elle me dit qu'elle avait gardé les deux petits garçons, au lieu de les donner pour adoption, comme plusieurs faisaient à l'époque. Elle avait repris ses études, terminé le Secondaire et le Cégep. Elle s'était faite infirmière et vivait heureuse avec un mari à Forestville, où elle oeuvrait au CLSC. Elle louangea ses parents, qui n'avaient cessé de l'aider, gardant tant et plus les deux petits garçons.

La pudeur m'interdit de l'interroger davantage... Il y a en effet des pourquoi et des comment qui ne cessent de sourdre de nous-mêmes, mais je ne pus ni ne sus comment leur donner vie. Je terminai l'entretien tout en promettant le meilleur de moi-même.

Je marchai ce soir-là vers mon domicile le coeur léger, me disant que rien n'est jamais tout à fait perdu dans cette vie. Pour certains, certains soirs, "la lune devient bleue". Ces deux petits garçons n'avaient pas grand'chance au départ. Auraient pu commencer leur vie dans des foyers d'accueil, être victimes innocentes de tels ou tels sévices; auraient pu ne jamais compléter leurs études secondaires et devoir de contenter de vivre d'expédients jusqu'à la retraite du fédéral... Au contraire, les voilà universitaires, leur mère fière et heureuse! Quelle belle histoire! Je remerciai finalement mes ancêtres, dépositaires du génome par lequel m'avait été donnée cette merveilleuse mémoire, qui avait ressuscité du fond des temps une histoire que j'aurais crû à jamais oubliée, à la seule vue de deux grands yeux, dont les larmes, vingt ans plus tôt, m'avaient désemparé.

Delhorno












samedi 6 septembre 2008

L'INTERNE CHILIEN

J'ai malheureusement perdu le neurone chargé de retenir son nom... Il nous arriva un matin dans l'antichambre du bloc opératoire de l'Hôtel-Dieu de Montréal. Le teint foncé, les cheveux noir-corbeau, un sourire triste. Je lui enseignai le Ba-Ba de nos techniques. Il me dit qu'il arrivait du Chili. Je n'en sus point davantage ce matin-là. Tous nous notâmes qu'il se comportait en salle d'opération comme quelqu'un qui avait déjà opéré...

Je devins son ami. Il parlait le français avec un bel accent hispanique: je l'enviai de savoir les deux langues. L'histoire qu'il me raconta, c'est un histoire triste; je ne l'ai jamais oubliée, même si nos conversations datent de plus de trente ans.

Il avait été chirurgien thoracique dans un des gros hôpitaux universitaires de Santiago. Sa famille avait pris parti pour Salvator Allende. Les semaines qui suivirent l'assassinat du Président, ce fut la débandade. Beaucoup des opposants à la junte militaire disparurent, d'autres furent emprisonnés, plusieurs ne furent jamais revus. L'interne chilien, quant à lui, ne dut son salut qu'à la fuite. Il emmena sa famille en Argentine, d'où il s'en vint au Québec. Il avait quitté un luxueux logement dans le coeur de Santiago, tableaux de maîtres sur les murs, situation enviée et enviable. Le voilà qui repartait à zéro à Montréal.

Le Collège des Médecins lui prescrit de refaire son internat, puis son entraînement en chirurgie. Six années à refaire ce qu'il avait déjà fait... Pas une mince affaire à quarante-cinq ans! Je le revis quelques années plus tard, fortuitement. Il était devenu chirurgien général comme moi à l'Hôpital de Verdun. Son regard n'avait point changé: toujours aussi triste. Sans doute ses enfants s'en tireraient mieux que lui...

Il mourut subitement, d'un infarctus du myocarde, l'année d'après. N'avait pas cinquante-cinq ans. Voilà pourquoi j'ai toujours détesté Pinochet.

Delhorno

vendredi 5 septembre 2008

L'INTERNE EGYPTIEN

Ne jamais préjuger des gens en fonction de leur apparence physique, de leur habillement, de leur provenance, de leur sexe ou de la couleur de leur peau. Facile à écrire! Politiquement correct! Dommage qu'il faille toute une vie pour se conformer à ce précepte...

1976. Hôtel-Dieu de Montréal. Je suis le chef-résident du Service de Chirurgie Générale, qui compte des médecins résidents et des internes qui nous arrivent de partout dans le monde. Des Libanais et des Syriens, surtout. Mais aussi des Vietnamiens, des Haïtiens, un Chilien, un Egyptien. Tout ce beau monde parle français, ou à peu près... Les Viets ont bien de la misère à se faire comprendre. Diaspora qui partage le même espoir: améliorer son sort. C'est la guerre au Liban, les Haïtiens crèvent de faim sur leur moitié d'île, Allende vient d'être tué, et je n'apprendrai que trente-cinq ans plus tard la motivation des Egyptiens à vouloir quitter les terres pharaoniques...

Jeudi soir, sur l'heure du souper. J'ai deux petites merveilles blondes qui m'attendent à la maison. Le chef du département s'en fout comme de l'an quarante. Il a décidé que les réunions de service auraient lieu de cinq à six le jeudi soir. La salle de réunion est vieillotte: elle doit dater du temps de Jeanne Mance! Lumière blafarde. Surpeuplée. Ce soir, c'est l'interne égyptien qui doit résumer je ne sais plus quel sujet. Il ne paie pas de mine... Grassouillet, bedon de quadragénaire alors qu'il n'a pas vingt-cinq ans. Les lunettes d'un autre âge lui pendent au bout du nez et il semble s'en accommoder sans problème. Je ne le connais point: il n'a pas encore travaillé sous mon égide. J'ai à ce jour oublié son nom. Je l'introduis donc.

L'hurluberlu s'installe debout devant nous tous. Je me dis que les prochaines trente minutes seront longues... C'est à ce moment précis, un jeudi soir d'automne, il pleut dehors et il vente, tout semble triste, c'est à ce moment précis, dis-je, que "la lune devient bleue"! Un miracle se produit devant nos faces incrédules. L'interne égyptien est un surdoué! Il nous aborde avec une douceur de parler qu'aucun d'entre nous n'a jamais connue. Il parle sans texte, d'un français impeccable. Le déroulement du discours est clair, sans répétition, le message en vient à nous intéresser suprêmement. Tout se passe très vite, tellement la prestation frise la perfection. Voilà! Il conclut! J'éclate de rire et le félicite chaleureusement. Un autre cas de "L'habit ne fait pas le moine"!

Je ne le revis que peu. N'eus point la chance de lui parler davantage. On me dit qu'il envisageait devenir psychiâtre. La dernière fois que je le vis? Juin 1976. Chez Jean-Panet Fauteux, party de fin d'année. L'Egyptien s'amène, radieux. Toujours le même bedon. Toujours les mêmes lunettes surannées au bout du nez. Qui l'accompagne? Une blonde époustouflante, plus grande que lui, l'air intelligent, sourire dévastateur. Je me présente. C'est une Italienne du Nord. Comment se sont-ils rencontrés? Elle le regarde avec tendresse, avec bonté: elle l'aime, j'en suis certain. Les gars n'en croient pas leurs yeux... Comment notre Egyptien sans panache a-t-il pu dénicher un tel pétard et s'en faire aimer? Je crois, McPhee, vous avoir déjà raconté cette histoire. Je l'ai répétée tant et tant. Quand je vous dis qu'il faut se méfier des apparences...

Delhorno

jeudi 4 septembre 2008

GROS FILS

C'est le sobriquet qu'en 1960 on lui donnait à Grande-Baie. Sans doute parce qu'il paraissait plutôt dodu... C'est comme joueur de balle qu'il fit son entrée dans le monde des Delhorno: il évoluait pour les Yankees de Grande-Baie, équipe que nous de Port-Alfred haïssions, n'ayant jamais pu les battre. Gros-Fils se présentait au marbre l'air débonnaire, se déhanchait d'une manière dégingandée qui nous faisait sourire et... fendait l'air la plupart du temps. Mais il faisait partie de l'équipe et jouait à chaque match. La rumeur, entre les manches, susurrait qu'il avait l'oeil sur notre soeur, ce que nous ne manquions jamais de rapporter à celle-ci: il n'en fallait pas plus pour faire perdre contenance à la soeur des Delhorno. Ce soir-là, Gros-Fils s'élança et frappa un coup de circuit. C'est la dernière image qui m'est restée de Gros-Fils le joueur de balle.

Plusieurs années plus tard, Gros-Fils réapparut dans nos vies. Il avait acheté une espèce de dépanneur sur la rue Bagot à Bagotville: le restaurant Lucerne. Les voisins y achetaient des cigarettes, des barres de chocolat, des croustilles et du Coca-Cola. Rien qui pût rendre Paul Bocuse jaloux et envieux... Mais, nous connaissions mal Gros-Fils. Au fil des années, il agrandit le restaurant, acheta les maisons de droite et de gauche, fignola un menu à saveur baieriveraine: du steak en tranches, du rosbif, de la tourtière, des patates jaunes avec du porc rôti, de la tarte au sucre, du pouding au riz, et j'en passe. L'homme connaissait les faiblesses viscérales de son entourage. Il se mit aussi à offrir des déjeuners de type camp de bûcherons: oeufs, bacon, jambon, saucisse, patates rôties, pain de ménage, fèves au lard et mélasse. Le restaurant devint un rendez-vous pour les "pure-laine". C'était il y a vingt ans, vingt-cinq ans peut-
être. Le Lucerne, pour moi aussi, devint un incontournable. C'est ainsi que Gros-Fils, doucement, au fil des plats de tourtière et des bols de pouding au riz, rentra dans ma vie et que je pus le compter au nombre de mes amis. Il reste, Gibus, à nous entendre sur le sens du mot AMI... Car comme l'a si bien dit Sénèque: J'EN CONNNAIS PLUSIEURS QUI EURENT BEAUCOUP D'AMIS, MAIS A QUI L'AMITIE A MANQUE.

Suis donc allé luncher au Lucerne ce midi. Une espèce de spleen avait commencé d'envahir mon existence d'éclopé depuis l'aube. Le temps était venu d'un retour aux sources. C'était exactement la thérapeutique qu'il me fallait. Gros-Fils, plus dodu que jamais, -il explique avec force sourires que, restaurateur, il lui faut goûter à tout...- s'avança chaleureusement pour m'accueillir, s'informant de l'état de ma hanche, de mes projets d'avenir. Je n'étais pas seul, comme vous devez bien vous en douter, chers Gibus et McPherson. Elle était là. Nous nous attablons donc, et Gros-Fils s'attable avec nous.
-J'ai une crème de carottes qui n'est pas piquée des vers. Et mon rosbif est excellent.
Disant cela, il ressemblait à un jouisseur qui, n'eût été des conséquences pour sa santé, aurait bien voulu double-dîner. C'est donc ce que je commandai. La crème de carottes aurait rendu fou Bernard Loiseau... Je n'en ai jamais mangé d'aussi bonne. Le rosbif fondait dans la bouche. Les petits légumes étaient croustillants, juste à point, alors que la salade et la purée de patates frisaient le haut-de-gamme. Vint le temps du dessert.
-J'ai pour dessert un pouding au riz avec sucre à la crème et...
La serveuse n'eut point le loisir de terminer son offre! Dieu que ce pouding était délicieux, tant en lui-même que par les souvenirs de jeunesse qu'il réveillait dans nos mémoires.

Tout ce temps, Gros-Fils nous accompagnait, volubile, heureux. Il avait envoyé sa femme et sa fille à Londres et à Paris au début de l'été, ce dont il était très fier; sa fille commençait le CEGEP, brillante et intelligente.
-Un autre beau voyage t'attendra à la fin du CEGEP!
Il lui prêterait son jeep pour monter à Chicoutimi. L'été avait été bon. Il avait obtenu plusieurs beaux contrats qu'il avait rempli avec succès.

Nous nous laissâmes finalement. Au moment de payer à la caisse, Rénald Perron nous arrive! Un gars fin, avec lequel nous mettons le placotage à date. Rénald part pour l'Italie la semaine prochaine. Je lui souhaite le plus beau des voyages.

Je descendis péniblement le petit escalier qui donne sur la rue Bagot et, claudiquant vers la rue des Pins, où était garée mon auto, je ne pus que confesser que la vie, malgré tout, a ses petits bonheurs, tout simples, tout menus, mais dont il ne faut pas manquer de jouir... Un plat de pouding au riz, Gros-Fils dont le parcours, à partir de peu, m'a toujours intéressé et impressonné, Rénald, que je connais depuis presque cinquante ans, des souvenirs de tous acabits, Yvette Gagné, le coup de circuit de Gros-Fils, le pouding au riz de ma mère.

Delhorno