dimanche 29 juin 2008

PETITE FLEUR

C'est à la radio que nous l'entendîmes pour la première fois. Un certain Sydney Bechet. 1954. Du jazz style Nouvelle-Orleans. Pourtant, ça venait de France! Pour ma mère et moi, ce fut un coup de foudre. La musique s'imprima dans nos deux têtes instantanément. Quelques jours plus tard, maman la pianotait. Elle la jouerait plusieurs années. Souvent, Mutt s'installait sur le divan du salon; il mordillait son briquet tout en écoutant sa pianiste préférée, qui jouait "à l'oreille", c'est bien important de le dire. Mutt ne riait ni ne souriait que rarement... Sauf quand ma mère lui jouait PETITE FLEUR: ça le faisait sourire. Nous en vînmes à en savoir davantage sur Bechet.

1958. Exposition universelle de Bruxelles. Bechet représente les USA à l'expo. Avec d'autres jazzmen américains. Ils jouent ST LOUIS BLUES, SWANEE RIVER, BACK HOME AGAIN IN INDIANA et... PETITE FLEUR! Je demandai un disque de Bechet à ma mère comme cadeau de Noël. Il n'y avait rien de tout ça chez nous à la Baie. Lulu monta à Chicoutimi rencontrer monsieur Marchand, le vendeur de "records" de la rue Racine. C'est ce disque de l'Expo de Bruxelles qui me fut donné en cadeau ce Noël-là. Les mots de Bechet n'ont jamais quitté ma souvenance depuis lors: "And now I'd like to play for you PETITE FLEUR."

Bechet devait décéder en 1959. Auparavant, les Français lui avaient fait conter sa vie et avaient enregistré ses propos, ainsi que sa meilleure musique, sur deux disques que faisait jouer à profusion Guy Mauffette au "Cabaret du Soir qui Penche" qui, en passant, a été mon programme radiophonique préféré durant toute ma jeunesse. Ma mère remonta à Chicoutimi: monsieur Marchand me fit venir de Paris ces deux trente-trois tours. J'ai dû écouter la musique de Bechet des centaines de fois! Au point qu'on me titillait là-dessus.

Les années passèrent. Université du Minnesota. Fin-juin 1973. C'est le banquet de fin d'année des résidents en chirurgie. J'arrive en retard. On me place finalement avec les musiciens. J'en fus froissé à prime abord... Je me mis à causer avec l'un d'entre eux, le clarinettiste. Il me dit qu'ils allaient jouer du New Orleans jazz et avant d'entrer en scène, il demanda si j'avais un morceau préféré.
-Could you play PETITE FLEUR for me?
-Sure!
Quelques instants plus tard, à la grande surprise de toute l'assemblée, je l'entendis annoncer mon air fétiche "dedicated to the young french surgeon we just had dinner with."

Juin 2006. Moscou. Hôtel Metropol. J'y ai invité ma fille. Nous sommes un peu déçus, car le grand restaurant coiffé d'un dôme où nous voulions manger a été réservé pour une noce. On nous offre l'autre restaurant, vieillot, mais avec un certain charme. Pas loin de nous, un pianiste d'un autre âge, le dos voûté, le crâne dégarni, joue le jazz avec un talent et une assurance incontestables. Je lui écris un mot:
-Pouvez-vous jouer PETITE FLEUR et l'offrir à ma fille Annie de ma part?
Le maître d'hôtel, l'autre garçon et le pianiste se concertent: ils n'arrivent pas à lire cet alphabet arabe, eux qui vivent du cyrillique! Annie se lève, va leur parler et vient se rasseoir. Tout de suite, notre homme enchaîne avec PETITE FLEUR. C'était très émouvant. Un peu plus tard, ma fille et moi déambulerions sur la Place Rouge tout illuminée, à minuit le soir.

Quand ma fille se marierait, l'été suivant, j'ourdirais le complot de remplacer le proverbial discours paternel par un air de saxophone. Personne ne s'attendait à ça, évidemment. Je commençai à parler, mon aîné vint m'interrompre, mon cadet apporta le saxophone et j'annonçai:
-And now I'd like to play for you PETITE FLEUR!
Il n'en fallut pas plus pour que ma fille s'écroulât en larmes.

Juin 2008. Munich. Je déambule solitaire sur la grand'place. Bourrée de monde. Tout près de moi se trouvent deux musiciens: un contrebassiste, un clarinettiste. Je me tourmente. Vais-je leur demander? J'ose:
-Would you play PETITE FLEUR for me?
Le clarinettiste me gratifie d'un large sourire et y va d 'un fa suivi du mi que je ne connais que trop bien et qui me font l'effet d'un médicament. Je pense que le clarinettiste attendait qu'on lui demande...
La semaine passée. On m'appelle de Biarritz. J'entends mal. Ah! C'est Gilles, mon frère.
-Claude, entends-tu la musique qui joue?
-Mal!
-C'est PETITE FLEUR! Joué par un orchestre de bonhommes de ton espèce!

Ah! Je ne le sais que trop bien, cher McPherson, tu vas t'imaginer que j'ai commencé à radoter, que je ressasse le passé pour me désennuyer, que j'ai cessé de regarder en avant, etc... Mon point? On dirait qu'il y a des choses, des personnes, des objets, des chansons, des airs de musique, qui nous accompagnent toute une vie. Qui sont là, présents, dans les moments spéciaux, qui apparaissent incontournables. On dirait qu'au moment propice, tout se met en place pour que CA arrive! C'est le cas de PETITE FLEUR, je pense, en ce qui me concerne.

Delhorno

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