jeudi 4 septembre 2008

GROS FILS

C'est le sobriquet qu'en 1960 on lui donnait à Grande-Baie. Sans doute parce qu'il paraissait plutôt dodu... C'est comme joueur de balle qu'il fit son entrée dans le monde des Delhorno: il évoluait pour les Yankees de Grande-Baie, équipe que nous de Port-Alfred haïssions, n'ayant jamais pu les battre. Gros-Fils se présentait au marbre l'air débonnaire, se déhanchait d'une manière dégingandée qui nous faisait sourire et... fendait l'air la plupart du temps. Mais il faisait partie de l'équipe et jouait à chaque match. La rumeur, entre les manches, susurrait qu'il avait l'oeil sur notre soeur, ce que nous ne manquions jamais de rapporter à celle-ci: il n'en fallait pas plus pour faire perdre contenance à la soeur des Delhorno. Ce soir-là, Gros-Fils s'élança et frappa un coup de circuit. C'est la dernière image qui m'est restée de Gros-Fils le joueur de balle.

Plusieurs années plus tard, Gros-Fils réapparut dans nos vies. Il avait acheté une espèce de dépanneur sur la rue Bagot à Bagotville: le restaurant Lucerne. Les voisins y achetaient des cigarettes, des barres de chocolat, des croustilles et du Coca-Cola. Rien qui pût rendre Paul Bocuse jaloux et envieux... Mais, nous connaissions mal Gros-Fils. Au fil des années, il agrandit le restaurant, acheta les maisons de droite et de gauche, fignola un menu à saveur baieriveraine: du steak en tranches, du rosbif, de la tourtière, des patates jaunes avec du porc rôti, de la tarte au sucre, du pouding au riz, et j'en passe. L'homme connaissait les faiblesses viscérales de son entourage. Il se mit aussi à offrir des déjeuners de type camp de bûcherons: oeufs, bacon, jambon, saucisse, patates rôties, pain de ménage, fèves au lard et mélasse. Le restaurant devint un rendez-vous pour les "pure-laine". C'était il y a vingt ans, vingt-cinq ans peut-
être. Le Lucerne, pour moi aussi, devint un incontournable. C'est ainsi que Gros-Fils, doucement, au fil des plats de tourtière et des bols de pouding au riz, rentra dans ma vie et que je pus le compter au nombre de mes amis. Il reste, Gibus, à nous entendre sur le sens du mot AMI... Car comme l'a si bien dit Sénèque: J'EN CONNNAIS PLUSIEURS QUI EURENT BEAUCOUP D'AMIS, MAIS A QUI L'AMITIE A MANQUE.

Suis donc allé luncher au Lucerne ce midi. Une espèce de spleen avait commencé d'envahir mon existence d'éclopé depuis l'aube. Le temps était venu d'un retour aux sources. C'était exactement la thérapeutique qu'il me fallait. Gros-Fils, plus dodu que jamais, -il explique avec force sourires que, restaurateur, il lui faut goûter à tout...- s'avança chaleureusement pour m'accueillir, s'informant de l'état de ma hanche, de mes projets d'avenir. Je n'étais pas seul, comme vous devez bien vous en douter, chers Gibus et McPherson. Elle était là. Nous nous attablons donc, et Gros-Fils s'attable avec nous.
-J'ai une crème de carottes qui n'est pas piquée des vers. Et mon rosbif est excellent.
Disant cela, il ressemblait à un jouisseur qui, n'eût été des conséquences pour sa santé, aurait bien voulu double-dîner. C'est donc ce que je commandai. La crème de carottes aurait rendu fou Bernard Loiseau... Je n'en ai jamais mangé d'aussi bonne. Le rosbif fondait dans la bouche. Les petits légumes étaient croustillants, juste à point, alors que la salade et la purée de patates frisaient le haut-de-gamme. Vint le temps du dessert.
-J'ai pour dessert un pouding au riz avec sucre à la crème et...
La serveuse n'eut point le loisir de terminer son offre! Dieu que ce pouding était délicieux, tant en lui-même que par les souvenirs de jeunesse qu'il réveillait dans nos mémoires.

Tout ce temps, Gros-Fils nous accompagnait, volubile, heureux. Il avait envoyé sa femme et sa fille à Londres et à Paris au début de l'été, ce dont il était très fier; sa fille commençait le CEGEP, brillante et intelligente.
-Un autre beau voyage t'attendra à la fin du CEGEP!
Il lui prêterait son jeep pour monter à Chicoutimi. L'été avait été bon. Il avait obtenu plusieurs beaux contrats qu'il avait rempli avec succès.

Nous nous laissâmes finalement. Au moment de payer à la caisse, Rénald Perron nous arrive! Un gars fin, avec lequel nous mettons le placotage à date. Rénald part pour l'Italie la semaine prochaine. Je lui souhaite le plus beau des voyages.

Je descendis péniblement le petit escalier qui donne sur la rue Bagot et, claudiquant vers la rue des Pins, où était garée mon auto, je ne pus que confesser que la vie, malgré tout, a ses petits bonheurs, tout simples, tout menus, mais dont il ne faut pas manquer de jouir... Un plat de pouding au riz, Gros-Fils dont le parcours, à partir de peu, m'a toujours intéressé et impressonné, Rénald, que je connais depuis presque cinquante ans, des souvenirs de tous acabits, Yvette Gagné, le coup de circuit de Gros-Fils, le pouding au riz de ma mère.

Delhorno

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