dimanche 7 septembre 2008

LA FILLE DE LA COTE-NORD

Stage d'obstétrique, quatrième année de médecine. La faculté de médecine de Laval nous donnait cet entraînement à la Miséricorde, un petit hôpital situé sur la rue Saint-Jean, pas très loin de l'Hôpital du Saint-Sacrement. La Miséricorde accueillait exclusivement des filles-mères.

Il me faut, Gibus, McPherson, vous remettre en contexte, car je vous parle d'un temps qui n'existe plus. On se mariait, à cette époque, et on ne faisait des enfants que lorsqu'on était marié. La majorité des filles arrivaient vierges devant l'autel, et ce n'est que plus tard qu'on se marierait au Palais de Justice. Un opprobre planait sur les filles qui se faisaient engrosser sans être mariées: les familles déshonorées expédiaient leurs filles engrossées à Québec ou à Montréal, à la Miséricorde. Ces filles en avaient bien besoin de miséricorde... Elles cachaient dans la grande ville une grossesse honteuse; leurs mères balbutiaient que "Thérèse est allée relever sa grande soeur à Montréal" ou que "Mariange suivait un cours de secrétaire à Québec". Elles se faisaient accoucher par des étudiants de médecine de mon acabit, sans expérience, faut-il le dire. L'anesthésie prodiguée était primitive, selons les standards actuels: un masque par lequel un autre étudiant de quatrième année sans expérience laissait passer au jugé le gaz de l'oubli. La Miséricorde, ça n'existe plus aujourd'hui. On ne se marie guère, et l'état de virginité, ça ne dure pas très longtemps après la puberté, tant chez les filles que chez les garçons. Les parturientes accouchent dans les hôpitaux généraux, et la honte qui affligeait les filles-mères de mil neuf cent soixante-dix a été remplacée par une espèce de fierté que je ne saurais qualifier.

Ce vendredi-là, on m'avait chargé chargé de l'admission des nouvelles parturientes, lesquelles devaient accoucher incessamment. Ex-séminariste, produit des prêtres du Séminaire et des Frères des Ecoles Chrétiennes, je ne me rendais pas compte de mon extrême naïveté pour ce qui touche les grosses affaires de la vie. Je ne pouvais m'imaginer que ces filles de dix-huit ans avaient commis "cette erreur-là". Elles me faisaient pitié. Je ne pouvais comprendre non plus que des gars sains d'esprit leur avaient fait "ça". J'arrivai donc, mon sarrau fraîchement blanchi, un énormissime manuel d'obstétrique importé des Etats-Unis, et... cette candeur, ma candeur, d'ex-séminariste.

La séance allait rondement! Les patientes étaient jeunes, en bonne santé. Je palpais le ventre, écoutais le coeur foetal, posais deux ou trois questions, terminais sur quelques mots que j'estimais encourageants... As-tu déjà imaginé, Gibus, comment on peut encourager une fille de dix-huit ans qui est sur le point d'accoucher sans mari et de donner son enfant à des étrangers?

Jusqu'à cette dernière patiente, qui s'installa en pleurant sur ma table d'examen. Tout ne me sembla que détresse sur ce visage blême où je ne pouvais voir que deux grands yeux éplorés. Elle était un peu plus âgée que les autres. Vingt-trois ans. Elle pleurait tant. J'en fus bouleversé... Venait d'un bled de la Côte-Nord, les Escoumins, Forestville, Tadoussac, je ne me rappelle plus. Elle servait dans les bars. En était à sa deuxième grossesse, sans jamais avoir pu retenir le père de l'un ni celui de l'autre. Dieu qu'elle pleurait. Je conclus mon examen sans savoir que dire. Je retournai au Saguenay cette fin de semaine. Le lundi, on m'apprit qu'elle avait accouché d'un superbe petit garçon et que tout s'était bien passé. Je ne la revis plus jamais et oublai peu à peu cette histoire qui m'avait désemparé.

Mai mil neuf cent quatre-vingt-dix. Devenu chirurgien à Chicoutimi. Département Saint-Gabriel, où sont logés mes opérés. Début de soirée. Un petit local sombre, lumière jaunâtre, où nous menons les anamnèses et examens physiques préopératoires. Une quadragénaire de Forestville. Travaille CLSC. J'entame le questionnaire, machinalement. Problème de grosseur mammaire, pour laquelle une manoeuvre biopsique est péremptoire.
-Avez-vous des enfants?
-Deux grands garçons.
-Combien de grossesses?
-Deux.
-Que font-ils?
-Ils sont aux études, à l'université.
A cet instant précis, je regardai les yeux de ma patiente et une question irrépressible sortit de ma bouche:
-Où avez-vous accouché, Madame?
-A la Miséricorde de Québec, en 1968 et 1970.
-Vous souvenez-vous de l'étudiant en médecine qui fit l'histoire de votre cas le vendredi précédant votre dernier accouchement?
-Non.
-Eh bien! C'était moi, madame.
Je lui dis que j'avais reconnu ses yeux après tant d'années. Je lui rappelai qu'elle avait tant pleuré ce vendredi-là, qu'elle avait bouleversé l'ex-séminariste naïf que j'étais à l'époque, que son histoire m'était revenue à l'exact instant que j'avais reconnu ses yeux.
Elle me dit qu'elle avait gardé les deux petits garçons, au lieu de les donner pour adoption, comme plusieurs faisaient à l'époque. Elle avait repris ses études, terminé le Secondaire et le Cégep. Elle s'était faite infirmière et vivait heureuse avec un mari à Forestville, où elle oeuvrait au CLSC. Elle louangea ses parents, qui n'avaient cessé de l'aider, gardant tant et plus les deux petits garçons.

La pudeur m'interdit de l'interroger davantage... Il y a en effet des pourquoi et des comment qui ne cessent de sourdre de nous-mêmes, mais je ne pus ni ne sus comment leur donner vie. Je terminai l'entretien tout en promettant le meilleur de moi-même.

Je marchai ce soir-là vers mon domicile le coeur léger, me disant que rien n'est jamais tout à fait perdu dans cette vie. Pour certains, certains soirs, "la lune devient bleue". Ces deux petits garçons n'avaient pas grand'chance au départ. Auraient pu commencer leur vie dans des foyers d'accueil, être victimes innocentes de tels ou tels sévices; auraient pu ne jamais compléter leurs études secondaires et devoir de contenter de vivre d'expédients jusqu'à la retraite du fédéral... Au contraire, les voilà universitaires, leur mère fière et heureuse! Quelle belle histoire! Je remerciai finalement mes ancêtres, dépositaires du génome par lequel m'avait été donnée cette merveilleuse mémoire, qui avait ressuscité du fond des temps une histoire que j'aurais crû à jamais oubliée, à la seule vue de deux grands yeux, dont les larmes, vingt ans plus tôt, m'avaient désemparé.

Delhorno












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